L’accessibilité du droit est un objectif de valeur constitutionnelle dont l’atteinte passe par le recours de plus en plus marqué à internet pour la diffusion des textes officiels et l’amélioration des relations avec les administrations.
Depuis de nombreuses années, les auteurs, acteurs et praticiens du droit, s’inquiètent de la place très prépondérante d’internet qui pourrait ainsi devenir le vecteur exclusif des relations avec l’administration et les services publics.
Cette évolution croissante conduit de façon certaine à la dématérialisation complète des supports papier.
Il y’a quelques années, l’on se demandait s’il pourrait en résulter une plus grande accessibilité du droit et plus de facilités pour les usagers des administrations.
Il est désormais indéniable que, la grande difficulté née de cette dématérialisation pour une grande partie de ces usagers cause une réelle entorse à ce principe constitutionnel.
En 2010, seuls 22 % des Français dont le revenu ne dépasse pas 900 € ont accès à internet alors que cette proportion est de 82 % chez les cadres supérieurs.
La part des personnes ayant déjà surfé sur le réseau est de 95 % chez les 15-19 ans et tombe à 7 % chez les 70-79 ans.
Une étude comparative de l’usage d’internet réalisée par l’INSEE et particulièrement un rapprochement entre les tranches d’âge de 20-29 ans et 60-69 ans est assez surprenante à plusieurs titres (1) :
- Sur l’usage d’internet :
- 86,6% des 20-29 ans ont déjà utilisé internet au moins une fois ;
- Seulement 22% des 60-69 ans ;
- Sur l’usage d’internet aux fins d’obtenir des informations administratives, les résultats pourtant disproportionnés pour ce qui est de l’usage, sont quasiment similaires car :
- 61% des 20-29 ans ont utilisé internet à cette fin ;
- 60% des 60-69 ans l’ont également fait pour cette même raison.
C’est dire que les moins jeunes, quoiqu’ayant un usage très limité d’internet, se voient contraints de le faire pour des raisons administratives.
Une amélioration même significative de l’accès au droit et à l’administration ne peut se faire au détriment du principe d’égalité, car si « l’accessibilité de la loi » et donc au droit est désormais considérée par le Conseil constitutionnel comme un « objectif de valeur constitutionnelle », c’est en tant que garant de l’égalité devant la loi telle qu’énoncée par la Déclaration des droits de l’homme (2).
Cette question d’abord abordée quant à l’accès aux règles de droit, va bien au-delà au vu de celle des difficultés techniques auxquelles doivent faire face les usagers.
« Un service public dématérialisé reste un service public », les droits des usagers devraient donc avant tout être préservés (3).
Dans son rapport « Dématérialisation et inégalité d’accès aux services publics » récemment publié, le Défenseur des droits alarme sur la situation désastreuse en ces termes « Si une seule personne devait être privée de ses droits du fait de la dématérialisation d’un service public, ce serait un échec pour notre démocratie et pour l’État de droit ».
Il ressort de ce rapport que les catégories sociales les plus impactées sont les suivantes :
- Les personnes handicapées ;
- Les majeurs protégés ;
- Les détenus ;
En outre, ce rapport souligne que les plus de 70 ans sont la catégorie de la population la moins équipée en accès à internet.
Les autres victimes sur lesquels le Défenseur des droits insiste particulièrement dans son rapport sont les « étrangers » souhaitant obtenir un titre de séjour.
Il présente la difficulté en ces termes « à ce jour, 30 préfectures rendent obligatoire la demande de rendez-vous par internet afin de déposer une demande de titre de séjour ».
Les principales difficultés que rencontrent ces étrangers sont alors les suivantes : accès à internet, conception des sites internet des préfectures, modalités d’organisation et particulièrement limitation du nombre de rendez-vous, blocage de toute demande de rendez-vous dès que le quota est atteint, créneau de prise de rendez-vous en ligne très souvent inapproprié (pour certaines préfectures le dimanche soir à minuit), nécessité de réitérer la démarche parfois sans fin…
Cette difficulté fait donc très souvent basculer les usagers ainsi vulnérables dans une situation d’irrégularité dont nous connaissons toutes les incidences sur leur vie personnelle et professionnelle.
On observe ainsi un développement de véritables marchés noirs de prise de rendez-vous en préfecture et, ces usagers vulnérables et complètement démunis sont prêts à débourser des sommes considérables afin d’obtenir le sésame.
L’État a été condamné à plusieurs reprises du fait de cette impossibilité pour les étrangers d’obtenir des rendez-vous et donc de faire valoir leur droit, même si le critère du « délai raisonnable » ne fait pas l’unanimité devant les Tribunaux administratifs.
Dans ce rapport, le Défenseur des droits souligne à juste titre que la dématérialisation peut bien évidemment constituer un progrès pour l’accès au droit quand elle s’accompagne de démarches de simplification et d’automatisation.
Ainsi, il préconise plusieurs solutions pour atteindre cet objectif, dont l’une des plus pertinentes semble être l’adoption d’une disposition législative, au sein du code des relations entre le public et l’administration, imposant de préserver plusieurs modalités d’accès au service public pour qu’aucune démarche administrative ne soit accessible uniquement par voie dématérialisée.
Cette page peut donc être close en ces termes « Aucune organisation administrative, aucune évolution technologique ne peut être défendue si elle ne va pas dans le sens de l’amélioration des droits, pour tous et pour toutes » (4).
(1) Internet au quotidien : N° 1076 – MAI 2006, un Français sur quatre Yves Frydel, division Conditions de vie des ménages, Insee
(2) Nul n’est-il censé ignorer internet ? – Pierre Sablière – AJDA 2010. 127
(3) La dématérialisation des services publics doit préserver les droits des usagers, Marie-Christine de Montecler – 18 janvier 2019
(4) Rapport, Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics, 2019